Le 31 décembre, le
cœur de certaines personnes se met à vaciller, se portant non pas
sur l'année à venir mais bien plutôt sur le chemin parcouru.
Cette période de
fêtes cela fait tellement longtemps que cela ne ressemble plus à
rien que je me demande bien à quelle époque j'appartiens et puis
soudain en ce soir de 31 décembre 2011, je me rends compte que je ne
m'appartiens plus. C'est là que mon cœur vacille, de bonheur, face
à ce vide qui dure depuis 2003, ce vide qui n'en finit pas de se
remplir. Comme quand je m'arrête de penser, de vivre presque. Oui,
cela ne sert presque à rien de vivre quand on a eu la chance d'avoir
des amis aussi fantastiques que les miens. Je ferme les yeux, je fais
le vide et des bribes de phrases me montent aux yeux. Un paragraphe
pour chacun d'entre eux, un court paragraphe pour m'empêcher de
chialer.
Je connais les
gens les plus formidables au monde mais le savent ils?
Sur l'image d'un
coffret de disques, je contemple une belle spirale inspirée de la
série Twilight Zone et cette question récurrente: mais où est il
passé ce coffret? Quand on ne sait pas partager simplement, voilà
ce que certaines personnes font: se prêter des disques, ce coffret
par exemple. Là où certains emploient des mots, d'autres posent le
diamant de la platine sur le disque et se laissent dicter leur
conduite à venir. Ça dit quelque chose comme Disconnected by your
smile, et ainsi de suite, et comme ça une longue liste de phrases
encore valables aujourd'hui ou franchement obsolètes comme ce Will
never Marry de Morrissey qui aujourd'hui me fait bien marrer. Pour
toutes ces choses, merci, car ces disques que tu m'as prêté ce
n'étaient pas que des disques et tu le sais très bien.
Sur la musique qui
prend une place si importante que je ne sais plus quand le sortilège
a commencé. Car il y a bien eut un avant et un après. Comme ce
garçon qui me faisait voler des BDS à la librairie Plaine de Saint
Etienne. Je crois que cela a commencé cette année là. 1988. Tu te
souviens on portait les mêmes bermudas fluos, as tu comme moi fait
disparaître toutes les traces de ce passé compromettant en
déchirant toutes les photos où tu y aparaissais? On ne peut quand
même pas sérieusement passer pour un brun romantique et avouer
avoir eu des Tshirts fluos jusqu'en 1989. Parce qu'un samedi matin,
c'est de noir que je me suis vêtu, j'oublie tout mais je n'oublierai
pas ce matin là. Mon Dieu, on passe tellement d'énergie à réécrire
l'histoire … Bref. Il y a eu d'autres moments partagés plus tard à
Marseille et de la musique à nouveau, la chanson de Thom Yorke et PJ
Harvey en boucle, il faisait chaud mais rien n'aurait pu réchauffer
ton âme ce jour là. Parfois j'ai l'impression que nous sommes
encore dans cette boucle qui occupait tout l' espace mais j'aimerais
me tromper. Prouve moi que j'ai tort et je pourrais me dire que je
suis vraiment ton ami.
Dans un collège,
un couloir de collège, une file d'élèves devant la porte de la
classe de français d'un collège. Parfois cela débute comme ça.
Vous me croyez si je vous dit que cela continue encore, combien
d'années plus tard? 16 ou 17 ans après? On ne peut préjuger de
rien avec toi sauf peut être lorsque cela concerne tes enfants. Et
on ne pouvait vraiment pas préjuger de cette amitié. On l'aurait
volontiers achevé, décapité même. Et pourtant l'incroyable est
d'une telle simplicité parfois! Cela passe par des changements, des
ajustements sans doute involontaires mais qui portent en eux le germe
de la durée. On n'a pas la famille que l'on veut et il faut croire
que j'aurais bien pu avoir un petit frère à peu près présentable.
Pour ton forfait SMS illimité, je dis merci.
Une
conversation, une autre. Sur les marches de la Grand Poste de Saint
Etienne. On parle de Peter Gabriel. On a enfin un point commun, c'est
d'ailleurs à se demander comment on a pu se parler en fait. Des
années durant, on n'en finira pas d'allonger cet échange musical et
n'en doutons pas, nous n'en aurons jamais fini de nous envoyer à la
figure, le meilleur morceau pour qualifier l'air du temps. Comme un
match Lendl/Connors en somme. Toutes ces fois où on s'est
effondré sans bruit, sans que personne ne s'en aperçoive, où on
priait pour se rappeler le texte que l'on devait dire et où on on
priait pour rien et son contraire. Prier Sainte Liz Fraser et Frère
David Sylvian et puis aujourd'hui, où on oublie de prier, où on
flotte sans doute, acrochés à un bout de bois, la fameuse plache de
salut, qui ne ressemble sans doute pas à l'idée que l'on se faisait
de notre vie, mais on se raccroche parce qu'il en est ainsi. Parce
qu'il en est ainsi et c'est très bien comme ça.
Je connais les
gens les plus formidables au monde mais le savent ils?
Dans un autre
couloir. C'est déjà la fac. Je fais mon intéressant. Cela a duré
longtemps comme phase, non? Donc j'imagine que cela se passe dans un
couloir mais peut être pas en fait. C'est une sensation qui me
frappe surtout. La chaleur. Non pas celle de la cuisine qui flambe en
1992, tu te souviens? Non, c'est plutôt la chaleur d'un caractère
ouvert et avenant. Ce serait trop simple, n'est ce pas? Rien n'est si
simple. Ces années n'ont pas été simples, tu le sais bien.
D'abord, la tension familiale, cette tension qui nous pèse et qui
pourtant a fait de nous ce que nous sommes aujourd'hui. En bien et en
mal. La chaleur des rires. Qu'est ce que cela fait du bien de se
faire du bien. On te trouvera beaucoup de qualités mais il y en a
une qui me vient à l'esprit à l'instant même. Celle de convoquer
les bons moments lorsqu'ils se font le plus pressants. N'oublie pas
ta fougue mon grand. Et merci pour le jambon (on dirait le titre
d'une comédie française bon marché). On peut faire mieux que ça
non? L'injustice n'aura pas prise sur toi.
Et il y avait une
maison biscornue... ça pourrait commencer comme ça, ou mieux
encore, il était une fois à Saint Etienne une maison biscornue, une
maison dont les fenêtres ne fermaient pas complètement tellement
les angles droits avaient déserté ce lieu. Je me souviens de cette
maison qui a précédé ma main se fourrant dans une chevelure
blonde. Il ne fallait pas avoir peur du riz qui colle «tak» à
cette époque là! Il fallait accepter la bonne humeur, comme on
avait accepté les lettres à l'écriture penchée, ou bien cette
drôle de phrase: «Il faudra bien un jour que tu sortes de ta
chambre Daniel!». On va dire que tu avais raison mais que je ne sais
toujours pas si j'en suis vraiment sorti.
Je repose ma tête
sur des lits que je n'ai pas pu partager. Car j'étais attendu
ailleurs. Il s'en ait fallu de peu mais le peu a occupé toutes ces
années de malentendus et d'apparitions que je pouvais à peine
accepter. Il n'y a pas deux personnes au monde plus différentes que
toi et moi. C'est ce qui m'a toujours plu, cette conviction que je ne
pourrais jamais te ressembler car ce que tu disais n'avait aucun sens
pour quiconque d'autre que toi et puis un jour j'ai finalement
accepté de ne pas comprendre, ni toi ni tous les autres mystères
qui nous entourent.
Tout
est dit mais tout reste à faire. Il y a les gens que l'on continue à
porter dans son cœur même si cela ne sert à rien, même si le
fardeau te brûle les épaules. Nous
n'avons plus
la possibilité de nous revoir mais ceci, cela n'incombe plus qu'à
moi et tu comprendras que je sois un poil paralysé, quelque part
entre la joie de te revoir et l'appréhension de ne plus savoir qui
tu es. Alors, les gens continuent à être là, à travers milles
signes distincts que le souvenir s'applique à jalonner notre vie
nocturne. Ça ne s'arrêtera donc jamais et c'est très bien comme
ça, l'amitié n'a presque pas besoin de notre consentement pour
continuer à exister. Il y a un lettrage de fruits et légumes place
Chavanelle qui l'a longtemps attesté.
Tes
voisins ont encore râlé à cause du bruit. Cette fois c'est sûr,
ils vont appeler les flics et qui pourraient les en blâmer? Le
disque que je passe en boucle n'arrange pas les choses, d'un autre
côté je me dis que David Bowie ça leur change de Stevie Ray
Vaughan, ils devraient me remercier en fait d'apporter un peu de
nouveauté dans le chaos sonore qui résonne dans la cage d'escalier.
Je m'éclipse chez la voisine du dessus craignant que David ne
prépare encore un sale coup. Je me rends compte que ce n'est plus la
nuit mais le petit matin, c'est moi qui fait l'ouverture aujourd'hui.
J'ai intérêt à avoir des chewing gums pour ne pas faire fuir la
clientèle et je m'endors comme une masse devant une porte qui refuse
de s'ouvrir. On verra plus tard.
Il
faut parfois se revoir sur une vieille photo pour comprendre à quel
point notre vie a été privilégiée. Cette soirée chez des gens
dont je ne me souviens absolument pas, toi en pleine discussion avec
Karine, encore en train de fomenter des théories sur la nature
amoureuse sans doute, en train de te convaincre qu'on n'a pas le
droit au bonheur même si ton sourire m'a toujours convaincu du
contraire. Et puis cette drôle d'épiphanie le jour où tu m'as fait
écouter pour la première fois Fantaisie Militaire en bas d'un de
mes chez moi. On s'en remet à peine.
Étions
nous vraiment amis? En me revoyant te frapper la tête contre les
rails du tramway à la hauteur de la fac, on pourrait en douter. Le
sourire kabyle ne pardonne pas et tu ne m'as pas pardonné.
Un
ami tenant la note sur Lucky de Radiohead.
Une
amie obligée de fuir son père.
Un
ami m'appelant pour me dire le souffle coupé «ça y est, je l'ai
fait».
Une
balle de baby foot qui court dans la rue.
Elle
est où la Seine?
Ne
me dis pas que tu ne connais pas Kristin Hersh?
Le
seul à oser me parler de mes parents le jour de mon mariage.
Une
phrase: Montre moi ton cul et je te dirai qui tu es.
Donc
la musique mais pas comme toi, je ne chante pas, j’ai eu une copine
qui avait installé un piano à la maison mais je ne suis pas
musicien, j’écoute et ça me prend tout mon temps. Pas de
classique, je suis toujours resté à la périphérie hormis une
petite dizaine de disques depuis l’époque Stabat Mater, peut être
un Arvo Part en particulier mais rien en fait d’aussi fort que
l’émotion procurée par les disques découverts au lycée. Tu te
souviens quand on est allé voir James Bowman? Ce disque, le Stabat
Mater de Vivaldi est probablement le disque que j’ai le plus offert
de toute ma vie. Bref. Tout ça nous amène à parler d’art. Il y a
eu du changement à ce niveau là. J’ai glissé du snobisme au
«tout se vaut». Je pique dans toutes les assiettes et, ô
sacrilège, tout m’apporte, tout me convient. Je comprends très
bien, je crois, ce que tu dis dans ton mail, la musique qui sauve …
je vois aussi à peu près ce qu’il y a derrière cette phrase. Bon
sang, que c’est difficile d’être simple, de se contenter de ce
qui est là, à portée de main … tu vois ce que je veux dire?
La
première fois que j'ai écouté Wish you were here, c'est chez tes
parents à Villars. Mais la question que je me pose aujourd'hui, ce
n'est pas ça. As-tu bien pensé à tuer le temps aujourd’hui?
Personnellement,
je n'ai pas arrêté. La lune, hier, était arabisante en diable. Je
l’ai malheureusement perdue avant de rentrer chez moi. Je t’avoue
que je l’aurais bien gardée pour moi seul. Bien sûr, l’eau du
de la Marne courait presque plus vite que moi. Tu aurais du voir ça.
Je t’ai écrit deux lettres en deux jours. Où es tu passée? Je
pense souvent à toi pour me persuader sans doute que tu n’es pas
seule. Je te cite même parfois parmi mes amis quand bien même je ne
t’ai pas vue depuis plus de quinze ans. Déjà? Combien de temps me
faudra t’il pour comprendre qu’on ne vit pas raisonnablement avec
autant de fantômes à la traîne? Je ne sais rien de toi mais je
préfère croire que tu t’es trouvée, que tu ne lis plus une seule
ligne d’André Breton.
Si
on imagine un monde entremêlé de fils réducteurs qui nous tiennent
à leur merci, il faut savoir se montrer reconnaissant lorsqu'un de
ces fils nous rappela à l'ordre sur un quai de métro de Paris.
J'aime cette idée qui dit «non, ce n'est pas fini, il reste quelque
chose à écrire». Quoiqu'on puisse en penser, il faut se rendre à
l'évidence. Les pointillés retrouvent un second souffle et nous
voilà à nouveau dans la course. Sans ce quai de métro, pas de
Mayotte, ce qui déjà n'est pas rien.Tu es la preuve que j'ai bel et
bien un destin.
Il
y a des gens qui érigent leur douleur en monument d'égoïsme et
d'autres qui en font une passerelle ouverte vers les autres. Tu m'as
fait partager le bon et le mauvais d'une sacrée histoire qui n'a pas
fini de m'épater. Désolé de ne pas avoir pu en faire plus. (Et tu
m'as fait aimer le karaoké, ce qui n'est pas rien!)
N'oublions
pas que j'ai été un affreux salaud.
Je
ne peux pas parler de mes amis sans oublier tous ceux que j'ai
crucifié sur place à un moment ou à un autre. Difficile, oui, de
ne pas regarder par dessus son épaule et de ne pas s'énerver.
Comment
ai je pu?
Je
n'ai pas de réponse même si je pense que je suis basiquement comme
ça, un petit garçon qui n'en fait qu'à sa tête, qui s'est forgé
une drôle d'idée de la morale appliquée aux relations humaines.
Il
y a un temps où tout est devenu possible, où les conséquences
n'avaient pas le même poids, voire même pas du tout. C'est un temps
qui n'envisage pas vraiment de futur et où tout est bon à prendre.
C'est
l'histoire du petit garçon qui veut toujours plus d'affection. Ne me
faites pas pleurer... C'est comme ça. J'ai été naze. C'est tout.
Voilà
c'est dit.
Un
soir diablement compliqué à Lyon. 2003, pour donner une date. Je
suis un poids mort, à la dérive et chancelant presque. Autour de
moi, les conversations sont stériles. J'absorbe tous vos efforts
pour être vivants. Mais vous ne bougez pas et me faites de la place,
c'est déjà pas si mal.
Tu
m'as rencontré lorsque je tombais. Ma chute a accompagné la tienne
un temps durant. Que de belles étincelles quand même dans ce remake
de la Chute d'Icare!!!! Quelle maladresse que la nôtre. Tu vois? Je
ne cherche même plus à te blâmer. Le train bleu a déraillé et
Jean Louis Murat n'y peux plus rien.
Bizarrement
c'est toi qui pleurait à chaudes larmes alors qu'en fait c'est bel
et bien moi qui aurait du pleurer comme une madeleine mais tu sais
comme moi que je ne fais jamais les choses au bon moment. Toujours ce
foutu décalage entre la vie et les impressions qu'elle m'impose.
Aujourd'hui, j'aimerais que l'on rit aux éclats, comme ça, pour
rien.
Il
faut parfois des siècles pour faire le tour d'un visage. Ouvert et
distant à la fois, tu avances en effaçant les traces de tes pas.
Finalement, il t'a bien fallu engloutir plusieurs bouteilles de
whisky pour que je commence à y voir un peu plus clair. J'imagine
très bien la tête de Elena à l'arrivée du train. J'en ris encore
mais ce n'est pas méchant.
Entre
glauque clair et glauque foncé mais pas seulement. De vraies
réjouissances, aussi spontanées que ces feux de forêt qui frappent
en juillet mais aussi de l'immoralité à l'état pur. Est ce
vraiment un problème? Je n'ai pas encore la réponse... L'alcool
nous a abruti mais bizarrement a sublimé ceux qui nous entouraient.
Je suis passé à autre chose mais je ne te renierai jamais.
Mayotte?
Il n’y a pas un jour où je ne demande ce que je fabrique là. Il
est évident qu’il y a deux ans de cela je n’aurais pas tenu un
quart d’heure dans ce genre d’endroit. Bien sûr, nous sommes
tous différents et ceci est valable pour une même personne à
différents moments de sa vie. Donc, ici et aujourd’hui, je crois
que je ne m’en sors pas trop mal. Pourquoi? Parce que je suis froid
et distant, tu le sais bien. Mes défenses naturelles tiennent à peu
près le coup. Mayotte c’est un chaos ensoleillé. Ce n’est pas
le lieu, ce ne sont pas les gens, c’est tout …. Rien ne ressemble
à rien. Pour quelqu’un qui fonctionne à l’occidentale c’est
très très déstabilisant. Je peux difficilement expliquer … c’est
dans le matériel … c’est dans le boulot. Tu as intérêt à te
tropicaliser fissa sinon tu exploses en plein vol. Dernière
chose, entre deux glaçons méditerranéens que nous sommes, tu me
comprendras lorsque je te dis que tu me manques énormément?
Le
soir est tombé depuis un bon moment, tu es un poil en retard. Je
t'attends comme tous les soirs depuis de nombreuses semaines. Comment
devient on accro à une conversation? C'est ainsi. On va parler
d'épiphanie, de Monsu Désidério et j'essaierai à nouveau de te
dire tout le bien que je pense de ce live de John Cale. Quelque part
en toi, un livre s'est mis en marche. Qu'y a t'il de plus beau que
deux âmes solitaires qui jouent à ne plus l'être?
Ce
sont d'abord des yeux qui englobent tout. La petitesse et
l'étroitesse de nos vies. Mais aussi cette étrange question que je
me suis si souvent posé: qu'est ce que tu trouves d'intéressant en
moi? Je commence tout juste, presque dix après, à me dire que c'est
très bien s'il n'y pas de réponse à ça. Comme le Minotaure, tu as
ce grain de folie qui effraye certains mais que moi je trouve plutôt
rassurant. Dis, ça te dirais d'être parrain? Un parrain Minotaure,
ce n'est pas courant! Marché conclu.
Et
puis tous ceux sur qui je n'ai rien à dire, et ceux sur lesquels je
ne peux pas écrire, parce que je n'en ai plus le droit. Ceux qui ne
se présentent pas lorsque ma mémoire les convoque. Je pense à vous
aussi mais personne ne le sait, personne ne doit le savoir.