dimanche, février 17, 2008

Lettre à Isabelle B. Janv 1994

Lettre à Isabelle B. Janv 1994

As-tu bien pensé à tuer le temps aujourd’hui ?

La lune, ce soir là, était arabisante en diable. Je l’ai malheureusement perdue avant de rentrer chez moi. Je t’avoue que je l’aurais bien gardée pour moi seul. Bien sûr, l’eau du port courait presque. Tu aurais du voir ça. Je t’ai écrit deux lettres en deux jours.

Je me souviens d’une époque où je jouais à être en d’autres lieux et en d’autres temps. A quoi cela a-t-il servi ? Sans doute, à m’inventer tel que je suis aujourd’hui, toujours le même garçon arrogant dans un lieu et un temps qui exigent de moi énormément de retenue. Mais à quoi bon ? Ces enfantillages ont donné chair et sang à un être qui n’existait pas encore. C’est chose faite aujourd’hui.

Ma conviction du jour est que justement je n’ai aucune conviction profonde. Pas de projet non plus, je devine que dans une certaine mesure cela me couperait immanquablement de ce qu’il me reste à vivre ici. Suis-je clair ? La question qui se pose donc est : suis-je responsable de mes actes ?

Où es tu passée ?

Je pense souvent à toi pour me persuader sans doute que tu n’es pas seule. Je te cite même parfois parmi mes amis quand bien même je ne t’ai pas vue depuis plus de dix ans. Déjà ? Combien de temps me faudra t’il pour comprendre qu’on ne vit pas raisonnablement avec autant de fantômes à la traîne ? Je ne sais rien de toi mais je préfère croire que tu t’es trouvée, que tu ne lis plus une seule ligne d’André Breton.

Vu d’ici, à 785 pas sur la gauche, il me semble voir comment tu t’élèves doucement, à moins que ce ne soit moi qui m’enfonce irrémédiablement ?

J’ai lu ce matin, au réveil, un poème suicidaire et serein, un poète mystique comme on n’en fabrique plus dans nos usines. La mort devient ton alliée, la vie des ailes aux pieds. A ce moment là, m’est revenue cette image du passé. Te souviens-tu de ce Christ Froid qui surplombe notre ville ? Ainsi, nous avons tous ce repère en tête, quoiqu’il arrive, lui, le Christ Froid et toi, l’Amie d’un temps qui m’échappe encore.

Car je sais que tu aurais donné ta vie pour connaître de près cette époque où le Christ était encore une présence tendre, chaude et bienveillante.

Amitiés.

Nov 1979 LOOK BACK IN ANGER

Nov 1979 LOOK BACK IN ANGER



C’est Jasamine qui parle :


Si je dois citer un moment de bonheur avec Stan ? Je voudrais bien mais là rien ne me vient à l’esprit. Je ne garde hélas que les mauvais moments. Au hasard ? Le début de son éloignement, par exemple. Son indifférence qui jour après jour prenait le dessus sur l’amour qu’il portait pour moi. Car il m’aimait. Ça, j’en suis sûre. Son refus de faire face … Tout ça … Je suis si amère que j’en ai mal au bide. J’attends que ça passe car ça va passer. Je ne vais plus consacrer ma vie à cette amertume qui ne m’appartient plus.

Avec un peu d’effort, le voilà qui me réapparait tel qu’il est vraiment, en lui-même. Le vrai Stanley, celui qu’un accident fortuit de voiture avait précipité dans ma vie. Oui, ce gamin de 5 ans dans le corps d’un homme de 33. Ce type qui se jette à mes pieds en hurlant comme un dingue, en plein milieu de la rue, à une heure où les passants ne peuvent pas mettre sur le compte de l’alcool ce qu’ils voient… Ce gamin de 5 ans qui saute en l’air, impatient de me faire sourire et de m’arracher à mon malaise profond. Cette façon, ce don qu’il avait de faire de moi une reine, unique.

Cet homme là a fini par disparaître lorsque j’ai commencé à être heureuse. Personne ne s’est rendu compte de rien. Il a laissé la place l’ombre de celui que je connaissais, un homme rongé de l’intérieur et de l’extérieur à la fois, complètement bouffé par des angoisses sans nom, ses yeux se perdant dans le vague à chaque fois que l’on tombait sur une bagnole de couleur noire, ancré dans son refus du bonheur. Jusqu’au jour où notre couple a perdu tout sens à ses yeux. Je le voyais désespéré à la recherche d’yeux qui l’admireraient, de bras qui sauraient le serrer mieux que moi. Impuissante. Je ne lui pardonne pas aujourd’hui de ne pas m’avoir laissé l’aider. Il se croyait très malin, il disait qu’il pouvait très bien y arriver tout seul. Résultat des courses : il est foutu et le pire c’est que j’aurais très bien sombré avec lui, quelle andouille j’ai pu être. Les mots sont là, à l’orée de la conscience mais je me refuse à les prononcer.

Je sais qu’il m’a aimé, qu’il m’aime encore mais il ne sait pas, il ne sait rien cet âne.

Si je fais encore un petit effort, je me souviens d’un week end passé à la plage. Cela remonte à peu de temps après notre première rencontre. Un petit coup de folie, le désir de parler à nouveau espagnol, j’avais besoin de soleil, et de son amour. Rien que pour moi. Le voyage dans une Chevrolet noire, bien sûr, les fous rires pour un rien et à tous moments cet incroyable côté beau parleur, la frontière et l’océan rien que pour nous ou presque. Stanley, les yeux écarquillés de voir que la vie américaine faisait aussi bon ménage avec les us et coutumes mexicains pour donner ce que l’on sait, à savoir, n’importe quoi mais en très exagéré. Stanley à la plage, une victoire sur un tas de préjugés, Stanley qui me regarde dans l’eau, cet idiot ne sait même pas nager. Stanley qui regarde la mer, nous sommes tous les deux assis l’un à côté de l’autre, à quelques mètres seulement de l’eau, pour une fois le port de ses lunettes de soleil est justifié, Stan et moi en silence, on ne dit rien, il n’y a rien à dire, c’est un pur moment débile et tout simple. Je me sens aimée et cela me suffit amplement. Comme dit l’autre « maintenant, mon cœur est plein ».

Des moments comme celui-ci, il y en a dix, il y en a mille mais je ne veux pas m’en souvenir. Ils appartiennent désormais à quelqu’un d’autre, à un passé pas si lointain que cela mais que j’ai pourtant bien du mal à considérer comme m’appartenant.

Après tout …



D'après la chanson Look back in anger de David Bowie, album Lodger, 1979.

La Paloma y el Marinero

La Paloma y el Marinero

Tout ceci est d’un autre temps. La Ronda Universitat à une époque où l’université avait été fermée par les autorités franquistes, où la langue catalane était clandestine et où le quartier du Raval s’appelait encore el Barrio Chino.

Isabel masse ses pieds affreusement endoloris. A l’instant où nous croisons son chemin, elle attend le Tramway numéro 29 pour rentrer chez elle. Elle devra ensuite prendre un bus à Arco de Triunfo pour arriver jusqu’à son quartier, la lointaine Ciudad Meridiana. Il est déjà six heures du matin, l’heure à laquelle les professionnels de la nuit croisent brièvement ceux du matin. Si l’on prêtait ne serait ce qu’un peu d’attention à leurs regards respectifs, on se rendrait bien vite compte qu’ils sont étrangement similaires. La nuit a été longue, le jour le sera bien tout autant. Personne ou presque ne s’adresse la parole, il semble flotter comme un air de parenthèse. Le temps qui s’impose ici est le conditionnel passé.

Isabel devrait être accablée mais elle ne l’est pas. Alors que le jour pointe enfin, elle se retrouve pourtant sans travail, de sa propre volonté qui plus est. Elle devrait se prendre la tête entre les mains et se lamenter mais ce n’est sans doute pas le bon moment. Quelque part entre le soulagement et l’inquiétude. Ce n’est pas encore le temps de savourer sa petite victoire de tout à l’heure, pas encore non plus le temps de se demander comment subvenir à ses besoins pressants.

Tout s’était passé très vite, il lui avait suffit de dire à Rafael, le ventripotent et suffisant ex beau gosse, désormais patron de La Paloma, un des dancings les plus réputés de Barcelona, « Ne compte pas sur moi la semaine prochaine Rafael, je ne pense pas revenir si ce n’est comme cliente aux bras d’un beau marin ». Cela faisait trois ans qu’Isabel travaillait à la Paloma, danseuse, entraîneuse à la dépense. Elle dansait bien Isabel et sa côte dans le dancing avait toujours été au plus haut vu qu’elle était très exactement la seule à aimer danser, nuit après nuit, que son cavalier soit un expert ou bien doué comme un sac de patates. Elle n’avait pas prémédité sa démission, c’était venu comme ça, elle n’en pouvait tout simplement plus, encore une ou deux soirées à la Paloma et elle aurait fini par s’avouer qu’elle ne pourrait plus jamais danser. D’une rumba à un pasodoble elle avait décidé qu’elle n’était plus danseuse de la Paloma et l’avait ainsi fait comprendre à Rafael. Celui-ci l’avait d’abord menacé de crever la faim puis s’était fait conciliant, faisant miroiter une augmentation substantielle. En vain.

Trois tramways étaient déjà passés et Isabel n’en avait pris aucun. Elle était encore en train de se masser les pieds bien qu’ils ne lui fassent plus mal depuis un moment déjà. De l’autre côté de la Ronda, un petit café avait ouvert ses portes et quelques clients s’étaient attablés, certains avec un exemplaire du Noticiario Universal, d’autres sirotant un café bien serré, les autres trouvant enfin le temps de se restaurer après une longue nuit de travail. Comme une somnambule, Isabel traversa la rue et s’attabla seule à une table, se fichant pas mal de ce que l’on penserait d’elle, de sa robe blanche qui ne faisait que plus ressortir les motifs en « lunares », de ses pieds nus et de ses belles chaussures fatiguées qu’elle tenait à la main. On ne la servit pas tout de suite. Le garçon, qu’elle connaissait de vue, finit par s’approcher. Elle commanda un verre de Jérez. Elle avait envie de porter un toast. Elle avisa alors à une table de la sienne un jeune marin en uniforme qui la regardait froidement. Elle lui sourit et lui dit « Santé ».