dimanche, février 17, 2008

La Paloma y el Marinero

La Paloma y el Marinero

Tout ceci est d’un autre temps. La Ronda Universitat à une époque où l’université avait été fermée par les autorités franquistes, où la langue catalane était clandestine et où le quartier du Raval s’appelait encore el Barrio Chino.

Isabel masse ses pieds affreusement endoloris. A l’instant où nous croisons son chemin, elle attend le Tramway numéro 29 pour rentrer chez elle. Elle devra ensuite prendre un bus à Arco de Triunfo pour arriver jusqu’à son quartier, la lointaine Ciudad Meridiana. Il est déjà six heures du matin, l’heure à laquelle les professionnels de la nuit croisent brièvement ceux du matin. Si l’on prêtait ne serait ce qu’un peu d’attention à leurs regards respectifs, on se rendrait bien vite compte qu’ils sont étrangement similaires. La nuit a été longue, le jour le sera bien tout autant. Personne ou presque ne s’adresse la parole, il semble flotter comme un air de parenthèse. Le temps qui s’impose ici est le conditionnel passé.

Isabel devrait être accablée mais elle ne l’est pas. Alors que le jour pointe enfin, elle se retrouve pourtant sans travail, de sa propre volonté qui plus est. Elle devrait se prendre la tête entre les mains et se lamenter mais ce n’est sans doute pas le bon moment. Quelque part entre le soulagement et l’inquiétude. Ce n’est pas encore le temps de savourer sa petite victoire de tout à l’heure, pas encore non plus le temps de se demander comment subvenir à ses besoins pressants.

Tout s’était passé très vite, il lui avait suffit de dire à Rafael, le ventripotent et suffisant ex beau gosse, désormais patron de La Paloma, un des dancings les plus réputés de Barcelona, « Ne compte pas sur moi la semaine prochaine Rafael, je ne pense pas revenir si ce n’est comme cliente aux bras d’un beau marin ». Cela faisait trois ans qu’Isabel travaillait à la Paloma, danseuse, entraîneuse à la dépense. Elle dansait bien Isabel et sa côte dans le dancing avait toujours été au plus haut vu qu’elle était très exactement la seule à aimer danser, nuit après nuit, que son cavalier soit un expert ou bien doué comme un sac de patates. Elle n’avait pas prémédité sa démission, c’était venu comme ça, elle n’en pouvait tout simplement plus, encore une ou deux soirées à la Paloma et elle aurait fini par s’avouer qu’elle ne pourrait plus jamais danser. D’une rumba à un pasodoble elle avait décidé qu’elle n’était plus danseuse de la Paloma et l’avait ainsi fait comprendre à Rafael. Celui-ci l’avait d’abord menacé de crever la faim puis s’était fait conciliant, faisant miroiter une augmentation substantielle. En vain.

Trois tramways étaient déjà passés et Isabel n’en avait pris aucun. Elle était encore en train de se masser les pieds bien qu’ils ne lui fassent plus mal depuis un moment déjà. De l’autre côté de la Ronda, un petit café avait ouvert ses portes et quelques clients s’étaient attablés, certains avec un exemplaire du Noticiario Universal, d’autres sirotant un café bien serré, les autres trouvant enfin le temps de se restaurer après une longue nuit de travail. Comme une somnambule, Isabel traversa la rue et s’attabla seule à une table, se fichant pas mal de ce que l’on penserait d’elle, de sa robe blanche qui ne faisait que plus ressortir les motifs en « lunares », de ses pieds nus et de ses belles chaussures fatiguées qu’elle tenait à la main. On ne la servit pas tout de suite. Le garçon, qu’elle connaissait de vue, finit par s’approcher. Elle commanda un verre de Jérez. Elle avait envie de porter un toast. Elle avisa alors à une table de la sienne un jeune marin en uniforme qui la regardait froidement. Elle lui sourit et lui dit « Santé ».