dimanche, octobre 21, 2007

Mary Ann

Mary Ann

Mary Ann, à genoux, ses mains retiennent sa tête d’exploser.

Elle ne pleure pas, de justesse. Elle se retient au nom de tout ce qui lui est cher. Pourtant, elle devrait. Peut être, peut être pas. Il est s’y dur de s’y résoudre et de d’admettre que l’on a envie de pleurer pour rien, si ce n’est ce déchirement sourd qui court le long de la faille intérieure. La maladie du commun, celle à laquelle personne n’échappe, tôt ou tard elle nous rattrape, la maladie du tout à l’égout, pense t’elle. Beurk. Ce n’est pas pour moi. Et bien si, il faut bien croire que je ne suis pas exempte de cette corvée là. Comment en suis-je arrivé là ?

Elle a cru feindre, jouer à la plus maligne mais elle n’a réussi qu’à se dévoiler chaque jour un peu plus aux yeux de celui qu’elle voulait captiver. Elle, dans toute sa splendeur, une mante séditieuse, une Vidocq amoureuse, aussi inexperte que faussement détachée.

Mary Ann, prostrée et oubliée quelque part sur une partition où tous ses sentiments lui semblaient n’être qu’une très longue suite de fausses notes, toutes plus épouvantables les unes que les autres, toutes aussi bon marché que les produits d’un bazar chinois de Belleville, alors que ce qu’elle était en train de vivre était peut être la plus belle chose qui lui soit jamais arriver. Qui sait ? Personne, ou bien si, une personne qui se cache pour l’instant, tout le monde en fait mais certainement pas elle.

Elle s’en mordrait les doigts si elle n’était pas aussi respectueuse de ses belles mains, s’en vouloir de lui avoir parlé cette nuit encore quatre heures durant. Elle se crèverait les yeux s’ils n’étaient pas, elle le savait bien, un de ses atouts les plus redoutables, de le trouver si beau, lui le guignol à l’emporte pièce, le charmeur de ces dames, aussi paumé qu’irrésistible.

De la fenêtre ouverte de sa chambre donnant sur le parc Montsouris, elle entendait des latinos de la Cité Universitaire voisine venus organiser un pic nic sauvage, sans doute à deux pas du kiosque en fer forgé où elle a vu l’année dernière le concert de An Pierlé. Ces bruits d’allégresse commençaient à l’irriter, par principe aurait elle dit si on lui avait demandé pourquoi, quand bien même elle aurait été incapable de préciser de quels principes il s’agissait.

Elle décida de laisser la tristesse se consumer d’elle-même. Elle écouta donc By this river, une de ses chansons favorites de Brian Eno. La voix si juste et si atonale du chanteur lui convenait parfaitement et avait le mérite de congeler l’instant le temps qu’il faudrait. C’était tout pour aujourd’hui, elle se releva et partit à la recherche de cette revue qu’elle avait achetée ce matin même avec un long article sur Diane Airbus , dans cette même revue elle avait aperçu une photo d’une baignoire. Son rêve aurait été d’avoir une baignoire modern style dans son appartement mais elle ne savait pas où on pouvait en trouver, quel prix cela pouvait représenter et surtout si cela existait vraiment.


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Tout a commencé à l’âge où tout devait commencer. Il a suffit un jour de se réveiller et de se décider que tout allait enfin commencer pour que ce souhait se réalise, sans plus de complications que cela.

Cet âge là ce sont ses 17 ans. Chiffre fétiche depuis, allez savoir pourquoi. Bref, tout un contexte. En vrac, la découverte de soi (mais pas encore de son corps, cela viendra plus tard, quatre ans plus tard pour être précis), des coups de tête répétés contre les mêmes murs ( ceux de sa chambre qui ne lui ressemble plus, ceux de son lycée de province, ancienne caserne militaire sous Napoléon ; ça ne s’invente pas !), les livres qui tombent des arbres ( René Char, Georges Perec), les garçons qui ensorcelaient absolument tous les instants de répits que lui laissaient ses études, et enfin, la terre grise, les perspectives tronquées, les piscines au bassin de 49,50 m, toute cette terre de charbon éteint qui ferait d’elle une esthète, une vraie, une originale, une fausse.
Des liens avec l’extérieur, chaque jour plus tangible, chaque jour plus âpre, le dérèglement familial, les premiers amis, Nathalie H, Isabelle B., Xavier F. , Christophe C., Fatima A., Mandana N. et enfin, l’invention d’un personnage, la future Mary Ann que l’on connaît aujourd’hui.
Un jour, au printemps ou en hiver, on se retrouve à attendre devant la classe de maths, Xavier F. a pris un walkman ce jour là, il ne la salue même pas. Il reste concentré sur ce qu’il écoute et c’est ce jour là qu’elle entend pour la première fois parler de David Bowie. Le reste n’est rien d’autre qu’une histoire pleine de paillettes à tout va et de mirrorballs hystériques, le genre d’histoire que Bryan Ferry se raconte à lui même dans le palais abandonné de Avalon. Le genre d’histoire dans lequel, on se réinvente à chaque instant et où l’on croit dur comme fer que l’on s’appelle en fait Mary Ann, et pas autrement.

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« Je n’avale pas, je ne déglutis surtout pas. Tout ça me reste en travers de la gorge. Je sais que j’ai besoin de temps mais : combien ?

Plus tard. La colère est presque retombée. Rien ne marche aujourd’hui. Après avoir passé deux bonnes heures à la terrasse du Sorbon avec le pote de Stanley, un dénommé Tom, si excentrique et si touchant à la fois, à regarder les gens passer et à parler à tort et à travers, pour une fois, je me suis décidée pour une petite promenade en solitaire. Je ne veux pas non plus que Tom croit que je tiens plus que ça à lui, avec les garçons on ne sait jamais. Mon parcours est simple, tourner en rond pourvu que tôt ou tard j’atterrisse sur les quais de Seine pour chiner les bouquins. Trois heures de bonheur simple, immédiat, seule. Je m’achète un livre de Tzara, j’arrête un type dans la rue qui a un T Shirt adorable de Gary Numan (ainsi que bonne part de sa panoplie vestimentaire), le type se révèle être un ersatz d’ersatz mais ce n’est pas grave, c’est toujours l’occasion de voir l’effet que je fais aux parfaits inconnus. Finalement, je m’accorde un petit café allongé qui me troue littéralement l’estomac, je n’ai pas mangé à midi, pas envie, pas le temps, je crois que de ce côté-là j’ai des progrès à faire. Trois heures à ne pas sentir le temps passer et à ne pas penser à ce qui me préoccupe fondamentalement, à savoir un homme, et quel homme !

Lorsque je me décide enfin à revenir sur terre c’est pour me rendre compte que la musique qui passe dans le bar est du Bowie, encore, il s’agit de Letter to Hermione, une des très rares chansons de Bowie à se prétendre sincère, je ne peux pas m’empêcher d’avoir un pincement au cœur lorsque j’entends le poignant « but did you ever called my name, just by mistake ? ». Je suis une vraie fleur bleue dans le fond mais pas dans les actes, sensible oui, je m’en doute bien mais pas au bon moment, en décalage presque permanent, sensible à l’artifice mais sourde à mes propres sentiments. Le ciel est blanc, immensément blanc, idéal pour s’y perdre.

Mais voilà, le temps est passé si vite que je ne me suis pas rendu compte que j’étais en retard pour le concert de ce soir, l’état de légère euphorie qui était le mien laisse trop vite place à la fatigue, ce sentiment que je n’arriverais jamais à bon port. Je décide de m’activer frénétiquement comme je sais si bien le faire et d’aller plus vite que les conséquences de ma rêverie de cet après midi. C’est un peu ma spécialité je crois, aller très loin dans la direction opposée à celle qui devrait être la mienne puis faire machine arrière, « arrière toute les enfants ! », et foncer sans penser à rien. Pas de ligne de bus qui m’arrange, je fonce vers la station de RER St Michel, je verrai bien là bas, je prends le premier RER qui va dans la bonne direction, bon sang je suis vraiment en retard, cela ne me ressemble pas, je fais partie de ces gens qui n’hésitent pas à se pointer 4, voire 5 heures avant le concert afin de croiser les artistes, avant ou après le soundcheck, éventuellement négocier une ou deux places gratos pour les amis et surtout, surtout, leur voler un petit moment d’ intimité, lorsqu’ils ne sont pas obligés de jouer à la star.

Bon, la soirée s’annonce mal mais tout n’est pas perdu, j’ai un plan B. »


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« Je finis par arriver à l’Élysée Montmartre, je fonce sans prêter une remarque débile d’un des videurs sur mon retard mais il a raison, ce con, il n’y a strictement personne dans les escaliers, la première partie doit être finie depuis belle lurette et je vais arriver pour la première fois de ma vie en retard à un concert auquel je tenais vraiment. La soirée s’annonce mal sauf si je décide qu’il en sera autrement, et c’est bien ce que je vais faire. A moi de jouer, de reprendre le contrôle de ce doux automate qui répond au nom de Mary Ann, la tendre et douce jeune fille qui ne saurait souffrir que la chance ne lui sourie pas un peu ce soir. Le set des Dandy Warhols est bel et bien commencé. Je reste quelques instants au fond de la salle pour jauger l’ambiance du public et de la qualité du son car les Dandy sont coutumiers des concerts bâclés avec un son pourri qui ferait passer un set des My Bloody Valentine pour de la musique de chambre, ou un set de l’Academy of Ancient Music de Sir Christopher Hogwood si vous préférez. Je me rends compte que je crève de soif et décide volontiers que mon retard disproportionné peut tolérer un rapide passage au bar de la salle. Autour de moi une faune tout ce qu’il y a de parisienne, qui boit, le dos ostensiblement tourné au concert, et qui discute âprement de futures infidélités et d’autres sujets tous aussi passionnants. Je le sais bien car cette faune là, j’en fais partie et pas vraiment à mon corps défendant, d’ailleurs, mais ce n’est pas le moment de parler de ça. A ma gauche deux journalistes d’un illustre canard rock généraliste, je les connais assez bien en fait, l’un d’eux m’a même fait des propositions indécentes pas plus tard que samedi dernier dans un bar de la rue de Lappe où il a ses habitudes et où je ne vais jamais, cela m’apprendra. Quant à l’autre, c’est une toute autre histoire. J’ai couché avec lui il y a un an et des poussières, fascinée que j’étais par ce que je considérais sa plume avant de me rendre compte qu’il était littéralement boursouflé de préjugés minables et qu’il n’avait de rock’n’roll que sa propension toute naturelle à pisser systématiquement là où il ne fallait pas dans la belle salle de bains de son bel appart de son beau quartier bobo. Quelle cruche je fais parfois !!! Mais là n’est pas la question non plus, nous verrons ça une autre fois. Donc, pour des raisons diverses bien que complémentaires, les deux fines plumes font mine de m’ignorer et je m’enfile vite fait un bon vieux gin-tonic, ma boisson préférée hormis le martini rosso afin de les laisser déblatérer au plus vite au sujet de cette « vieille pute » que je ne vais pas manquer d’être dans leurs propos hautement masculins. Dans la foule, à proximité de l’autre bar de la salle, « le contraire m’eut étonnée » …, je retrouve Stanley et ses acolytes, un inévitable soiffard, deux filles que je ne connais que de vue, Tom et la cause directe de mes affres actuels. Tout le monde a l’air content de me voir, surtout cet alcoolo de Stan, ça fait toujours plaisir de savoir que l’on ne laisse pas indifférent la gente masculine même si je sais pertinemment qu’il n’y aura jamais rien entre ce grand dadais de Stan et moi. A, une autre époque, peut être, après pas mal de martinis sans doute … mais là il s’est casé comme un grand et il faut croire que, d’une certaines façons, moi aussi. »

Avec un peu d’effort, Mary Ann arriva à se concentrer sur ce qui se passait sur scène car après tout elle était bien là pour écouter de la musique non, au lieu de penser à un hypothétique crétin qu’elle n’étais même pas sûre de croiser ce soir. Cela devait être la troisième ou la quatrième fois qu’elle voyait sur scène les Dandy Warhols. Elle gardait dans l’ensemble le souvenir d’un groupe rarement concerné par leurs prestations scéniques ce qui ne les empêchait pas d’être éminemment sympathiques. De toutes les fois où elle les avait vu en concert, une se détachait particulièrement dans sa mémoire. Un concert à Londres en 2002. Ce jour là, les Dandy Warhols avaient pris à contre-pied le public venu écouter leur tube du moment et avaient servi un assez long set basé sur une improvisation psychédélique que le Syd Barrett de Interstellar Overdrive n’aurait sans doute pas renié. Mary Ann avait pris ce soir là un malin plaisir à voir la mine dépitée d’un public qui manquait de goût pour la surprise. Perdue dans ses souvenirs, Mary Ann se laissa cependant peu à peu gagnée par ce que les Dandy faisaient sur scène ce soir. Le son était étonnement clair et souple, le chanteur faisait un réel effort pour chanter correctement et le guitariste, son petit chouchou du groupe quant à lui n’était pas en reste et faisait preuve d’une belle présence glam. C’est à ce moment là que Mary Ann sentit une main se poser sur son épaule. Elle se retourna, c’était lui.


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A cet instant précis, Mary Ann aurait désiré plus que toute autre chose au monde avoir la possibilité de se voir à travers les yeux d'un inconnu situé à quelques mètres sur sa gauche afin de pouvoir mieux comprendre ce qui lui arrivait. Une main sur son épaule ... Expliquer et tenter de rationaliser ce frisson qui lui remontait l'échine en ce moment même pour finir par une gerbe de feux d'artifices dans ses yeux à elle, que lui heureusement, ne pouvait pas voir pour l'instant.

« J’ai essayé de lui dire adieu mais, bien sûr, j’en étais incapable et je le savais dès le départ. La clarté et le définitif, ce n’est pas mon genre, que voulez vous ? Je suis comme ça et il est trop tard pour que j’envisage de devenir quelqu’un d’autre, quelqu’un qui serait sûr de ses sentiments et pleinement conscient de ce qu’un « peut être » peut entraîner chez les autres. »

La main qui venait de se poser sur l’épaule de Mary Ann était autant celle du bourreau que celle de celui dont elle voulait faire son amant. Sur l’échafaud, que nous reste t’il si ce n’est un souvenir précieux qu’on n’oserait compter à personne et qu’aujourd’hui on va pourtant révéler à la foule massée devant nous. Lorsque le supplice et la délivrance se jurent amour, à toujours et à jamais.

Le reste du concert que Mary Ann était venu voir dans un premier temps n’avait plus d’importance. Il était là, tout près d’elle, et c’était la seule chose qui importait vraiment. Mary Ann s’en voulait de ressentir autant de désir pour un homme, le genre de choses acidulées et croquantes que certains appellent « amour » et que Mary Ann ne saurait pas nommer de si tôt. Quand bien même, elle était décidée pour une fois à aider le hasard et à lui donner ce qu’elle voulait par-dessus tout.

Elle allait en effet devoir manœuvrer au plus juste car rien n’était simple avec un bourreau de cette trempe là. Dans un premier temps, évincer tout le monde, ensuite éviter à tous prix une soirée interminable dans un rade vers la rue de Charonne qui n’avait jamais la bonne idée de fermer à une heure décente. Il fallait agir. Embrasser le destin.

Mais la main de son bourreau pressée délicatement sur son épaule, à mi chemin entre la menace et la caresse, alors que tout le monde se dirigeait vers la sortie. Mais les palabres devant l’Elysée Montmartre pour savoir qui faisait quoi, utiliser une rhétorique qu’elle s’ignorait posséder pour rapatrier toute la troupe dans l’arrière salle d’un café proche qui, elle le savait, fermait à une heure. Ce fut pour finir un mot griffonné à la va vite aux toilettes puis remis discrètement à son tendre bourreau qui s’ignorait victime en devenir pour se retrouver plus tard dans une boîte tranquille de la rue Saint Denis. Tout ça sous les yeux d’un Stanley White à moitié dupe qui se demandait bien pourquoi on n’allait pas faire la fête jusqu’au bout de la nuit.


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en aparté

Un rendez vous pris avec le bourreau, un rendez vous ô combien crucial, pourtant reporté à plus tard comme si elle en avait le choix, et pourtant, le plaisir de s’asseoir à une table de café et de regarder les autres clients attablés, les autres, pressés eux aussi de n’arriver nulle part ; pas le genre de rendez vous que l’on peut se permettre de manquer, quoique …

A croire que chacun porte en soi une malédiction si intime qu’on ne lui connaît pas de nom mais celle là, je ne la lui souhaite pas. Autant être un escargot dans ce cas. A attendre de s’accomplir dans un instant apparemment interminable, dans un ciel vide et limpide, oublier ce qui lui importe vraiment. Lorsque ces bandes de moins que rien lui avouaient qu’ils ne savaient pas l’aimer, qu’ils ne le pouvaient pas, tout simplement. La terrible horreur de la simplicité même. Blanche et aveuglante.

Depuis, elle en a oublié bien des choses. A commencer par le regard qui se pose sur son épaule savamment dénudée, « just in case » n’avouera t’elle pas. Oublier et par la même devenir ce qu’elle voulait être, pas un seul reflet pour les gens de mauvaise compagnie. Alors, on l’a vue danser, transformer son corps en une toupie de sentiments, tous plus elliptiques les uns que les autres. Se sentir admirée de tous car n’admirant personne, à force de coups de butoir désarticulés. Ignorant les prétendants d’Hélène, à deux encablures de l’immortalité.

Dans le vide délicat du blanc industriel, attendre mais pas de la même façon, se demandant si les choses viendront à elle comme cela arrive si souvent aux autres. Mais à défaut de Vie Immédiate, elle n’a connu pour l’instant que le refus de certains à l’aimer, tout simplement.
Elle devint pourtant une femme admirée, admirée par beaucoup car ne s’admirant surtout pas.
Etre choisie, désignée du doigt car l’amour ne se donne pas à un prétendant, il se donne forcément à celui que l’on sait être un bourreau. D’où la main qui se pose ce soir sur son épaule, à la fin d’un concert des Dandy Warhols.


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Stanley White : “Have a nice day”

« Le café a décidemment un goût bien amer ce matin. Les chaussures me font mal. Je vais faire un tour du côté de la rivière où je sais qu’il n’y a pas grand monde, j’emporte quand même avec moi mon portable, signe que je ne suis pas si en détresse que ça et que je ne suis pas contre un appel qui me remettrait sur le droit chemin. Il ne me reste que deux clopes dans mon paquet. J’ai avec moi mon petit carnet au cas où je serai d’humeur à écrire quelque chose. Pour le moment, tout va bien, Je ne pense à rien. Le ciel est bleu et le soleil tape fort. Je ne tarde pas à avoir chaud sous ma veste en cuir. Je change d’emplacement pour trouver un coin à l’ombre. Je m’adosse contre un mur en béton et je referme les yeux. Je prends une ou deux profondes inspirations. Il faut que je pense à manger un peu quand même. Je repense à une scène similaire en 2003, époque où mon ami Joris me conseillait de courir sous un ciel bleu afin de faire ressortir ce qui me restait d’adrénaline. Evidemment, ça marchait, un instant durant, un peu comme aujourd’hui.

Sans en prendre exactement conscience, je reprends le fil d’une conversation commencée il y a plusieurs mois, avec sans doute un peu la trouille de reprendre la parole. C’est pour ça que j’attends qu’il fasse le premier pas, lui, mon interlocuteur privilégié, je me demande ce qu’il a encore à me dire celui là : « Alors Stanley, tu me veux quoi ? ».

Pas grand-chose en fait, juste un conseil que je rêve de m’adresser …

« Prêter l’oreille à tout ce qui se dit sur moi.
Rester ouvert à toutes les possibilités.
M’ériger en vague oscillante
Au dessus de ce que je veux vraiment être.
Rester aussi amoral qu’une tombe païenne.
Vivre à rebours, à double contretemps.
Louper volontairement le coche
Quitte à le retrouver plus tard.
Voir qui m’attend à l’angle de la rue Montcada et du Paseo del Born »

En entendant ça, je n’avale pas, je ne déglutis surtout pas. Reprendre un fil de conversation, passe encore, mais n’y rien comprendre ? Tout ça me reste en travers de la gorge : je sais pertinemment que j’ai besoin de temps mais combien de temps ?

Plus tard : rien ne marche aujourd’hui. Je me rends à Paris. On va bien voir.

Forcément le train reste coincé une bonne heure à mi chemin. Je n’ai rien à lire sous la main. Mon humeur vire au massacre à la tronçonneuse. Finalement, je rejoins Tom à deux pas de la Sorbonne, nous nous attablons à un café et je commence au pastis (le ventre vide). On regarde les gens passer, les étudiants affairés, les professeurs suivis de leurs adulatrices. Je me décide pour une petite sieste sur fond de Kraftwerk : pourquoi pas ? Je ressors de la sieste passablement lessivé, les yeux collés, l’esprit en berne en quelque sorte, le pavillon de la démise relevé, signe d’un refus obstiné d’arriver à bon port. Heureusement, ce soir il y a concert, promesse de rencontres et probablement d’une soirée mouvementée.

On arrive en retard. Normal. J’ai déjà raté plusieurs premières parties avec Tom donc je ne me formalise pas, d’autant plus que la choucroute que nous nous envoyons derrière le plastron à Bastille me ragaillardirait presque. Je dis bien « presque ». On croise un connard sur le perron de la salle, il fait mine de me dire bonjour alors que la dernière fois que je l’ai vu il avait hurlé à l’assemblée que je n’étais qu’une caricature de Dandy, comme si je me préoccupais sérieusement de mon apparence extérieure !!! Je l’évite soigneusement afin d’éviter d’avoir à être insultant mais ce n’est pas l’envie qui me manque. Quelqu’un d’autre payera ce soir, tant pis … A moins que …

Le concert a déjà commencé, je fonce au bar, j’ai une soif de folie, je prends un demi vite fait en me demandant comment on peut venir voir un concert et parler du prix de la nouvelle cuisine équipée sur le catalogue Ikéa. Je rejoins ensuite Tom sur la gauche de la scène. Le concert est bon ce qui est quand même assez surprenant de la part d’un groupe qui a l’habitude de bâcler ses prestances scéniques. De temps en temps on a droit à quelques plages planantes à l’instar de ce qu’ils avaient fait en 2002 en première partie de Bowie à Londres. Baste, le concert se termine par une chouette reprise des Stones reprise en cœur par Tom et Mary Ann, très en beauté comme d’hab. Et c’est maintenant que tout commence. On retrouve à la sortie d’autres personnes que je connais vaguement, certains assez sympas en fait. Byron est là, le vieux renard avec qui j’ai passé tellement de soirées l’été dernier. On va boire un coup dans un rade juste à côté de la salle. Je cherche ma dose et ce soir je veux être servi ainsi que je crois le mériter. Tout le monde est en grande forme. Ça parle pas mal de David Bowie ce qui ne m’étonne guère. Les Dandy Warhols, que nous sommes pourtant venu voir, sont vite oubliés et on ne parle bientôt plus que de la déchéance actuelle de Bowie. J’enchaîne pif sur pif et les soucis de la journée tombent à la renverse, un peu comme moi, ravi de voir, d’entendre, de sentir à nouveau, le tout sous le regard goguenard de Byron, en aparté avec Mary Ann ; le fourbe. Je ne sais pas trop pourquoi mais j’ai l’impression que ce soir des couples vont se défaire mais je dois bien être le seul à le remarquer car la future femme trompée, assise en face de moi, ne bronche pas, elle se paye même le luxe de me snober ostensiblement. Grand bien lui en fasse ! Tu te démerderas toute seule ma grande !

Mary Ann se retrouve assise à côté de moi. Je suis gâté. Je vais enfin avoir l’occasion de lui parler un peu. C’est ça dont j’ai besoin, l’éternel charme féminin à la noix, une toute nouvelle discussion surgie de nulle part. Un peu de charme qui opère, qui me fait du bien. Le temps que cela dure, j’y crois à nouveau, je retrouve la force de me projeter et d’entrevoir un futur décent. Je suis là et ailleurs, comme souvent, presque prêt à reconquérir celle qui m’importe vraiment mais ça, c’est une autre histoire. Soudain : CLAC. Les gens se séparent. Il est à peine une heure du matin. A croire qu’ils ont eu leur compte d’émotions pour ce soir, ce qui n’est pas tout à fait mon cas bien sûr. Je regarde Mary Ann droit dans les yeux et je vois qu’elle comprend ce que j’ai en tête mais un mouvement derrière elle, Byron à l’affût, me confirme mon intuition. Je comprends tout seul, comme un grand garçon, que je suis de trop.

Je chope un taxi et disparaît direction Bastille. Pas vraiment triste. Pas vraiment résigné non plus. « it’s all happening », mais sans moi. »


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Mary Ann aurait aimé tourner la tête et regarder résolument ailleurs mais c’était plus fort qu’elle. A cet instant précis, Mary Ann aurait aimé se voir. Voir son regard. C’était le regard que l’on jette à son bourreau, les yeux grands ouverts, le reste du corps se sachant déjà condamné. C’était sans doute comme un souvenir atavique du soleil, une chanson si guillerette lorsqu’elle est chantée par un enfant. Mais avec entre autres choses la nécessité mal assumée, ce soir là, de se recroqueviller là où le soleil n’était pas le bienvenu, un club gothique de la rue St Denis, par exemple. Qu’est ce que je fais là ? Est-ce que j’ai vraiment envie de me foutre en l’air à ce point là ? Quel réconfort à embrasser le bourreau sur la bouche, quelques secondes avant que son bras ne retombe sur moi ? C’est comme ça, c’est ce que je voulais. Je ne vais pas être heureuse avec ce type, aussi fascinant puisse t’il être. Ce n’est pas l’homme d’une femme et je ne suis pas femme à s’intercaler bien sagement entre le vendredi soir et le samedi matin. Quant à lui, il ne s’attendait à rien de ce qui était en train de se passer sous ses yeux. A ce petit jeu là, on cueille le fruit, on le mange et on recrache le noyau aussitôt, il le savait, elle allait se donner à lui mais ça, à quoi bon s’attarder là-dessus ? En homme de sa trempe, il lui donnerait ce qu’elle attendait de lui : une poignée pleine d’illusion, au goût de fruits secs.

Pas de mensonges là-dessus, le Byron n’est pas homme à se refuser à une illusion, fusse t’elle gratuite ou véritable bombe à retardement dans le cœur d’une fille qui pouvait l’aimer autant que lui ne désirait rien au monde. La soirée fut donc éblouissante en tous points. Champagne et volutes de fumée, Mary Ann et son bourreau s’amusèrent comme des petits fous, vivant pleinement un moment de répit avant que ne sonnent les trompettes du Jugement Dernier.

Maintenant, ils sont dans les toilettes. Ce qu’il lui fait la dégoute au plus haut point mais elle se laisse faire. A nouveau, elle aimerait se voir ne serait ce que qu’un instant, pour savoir à quoi ressemble une fille qui pleure de se sentir violemment désirée.

Puis ce fut le temps de la fin. Temps de ravaler ses larmes, d’apprêter un sourire et de filer sans dire bonsoir. Ça faisait du bien d’avoir le cœur enfin vidé.


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La fin du parcours


« Dans mes oreilles retentissent les dernières notes de la chanson « Warszawa » de David Bowie. Sur les quais d’un fleuve ou d’une rivière, je ne sais pas trop, San Sebastián, la nuit dernière sous la pluie. Les arcades, brefs abris contre la pluie, en face de la cathédrale, ou d’une église, là non plus je ne sais pas trop. Je suis passablement trempée, je peigne mes cheveux en arrière. Je descends le fleuve jusqu’à ce qu’il rejoigne la mer. Je regarde avec attention les curieux lampadaires qui m’entourent. Le quartier est plutôt aisé, beaucoup de jardins, de larges avenues, de belles maisons. Il n’y a absolument personne dehors et je pense que je suis enfin vraiment seule. C’est la fin du fleuve. Il y a un parc pour enfants. Un peu plus loin, les vagues et ce qui m’apparaît comme une sorte de bunker. Ce soir je n’ai pas bu une goutte d’alcool mais tout ce que j’ai pu ingurgiter cette semaine, depuis mon départ en catastrophe de Paris semble avoir momentanément anesthésié ce qui restait en moi de bon sens. J’escalade la barrière et saute de rochers en rochers pour atteindre ces gros cubes de béton qui retiennent les vagues. Je me demande ce que cela peut bien être, de quel type de route il s’agit. Il faudra que je revienne de jour mais je sais pertinemment que ce ne sera pas le cas. Demain, je serai ailleurs. En attendant, je reste là et attends que quelque chose se passe, un rien ou un à peu près me suffiront. Je ne demande presque rien, une petite lueur me contentera amplement. Que m’arrive-t-il ? Je ne veux pas savoir, surtout ne pas savoir. Mais déjà je rebrousse chemin, j’ai trop froid, je refais le chemin jusqu’aux arcades, je suppose que j’ai de la chance de ne pas m’être perdue, je longe une avenue qui, me semble t’il, se dirige en direction de l’hôtel, je passe sous un tunnel mal éclairé. Si j’avais l’esprit à ça, j’aurais sans doute peur. Le casque de mon MP3 est en train de rendre l’âme, c’est peut être dû à l’eau mais ça tombe bien, fin du voyage, fin du parcours : voilà l’hôtel. Je suis dans ma chambre. Je me déshabille, je n’ai plus rien à me mettre, j’espère que mes vêtements vont sécher, même ma culotte est trempée. Je suis parti décidemment trop vite, pas pris le temps de faire mes valises. Hier déjà, sur une autre ville de la côte mais du côté français cette fois ci, j’ai été trempée des pieds à la tête par une vague bien trop vindicative. Les passants ont eu peur que je sois emportée mais comme je l’ai déjà dit, pas moi, pas la tête à ça. J’enfile mon beau kimono noir, je descends comme ça au bar de l’hôtel, personne ne semble être choqué par ma tenue, j’engage la conversation avec une fille. Le bar ferme déjà. Je l’accompagne dans sa chambre. J’ai plus besoin de compagnie que de conversation, je fais des efforts surhumains pour suivre ce qu’elle dit. Mon regard s’attarde sur la poitrine de la fille que l’on devine à travers une chemise un poil déboutonnée, le genre de poitrine que je n’ai pas. La fille devine mon regard inquisiteur mais ne dit rien. Un sourire nait sur ses lèvres. »