mardi, février 20, 2007

Nous sommes les morts

Ce matin, j’ai émergé d’un drôle de rêve. Rien de bien extraordinaire en fait. J’étais dans un café avec Julia. Cependant autour de nous il n’y avait aucune trace des habituelles affiches du Ministère de la Vérité, pas de télécran non plus. En fait, c’est là que réside le charme de ce rêve : ce café ne peut pas exister. Une musique légère se laisse entendre autour de nos têtes, Julia ne porte pas son habituel uniforme bleu et moi même je me surprends à constater que je porte des habits plutôt élégants dont les couleurs dominantes sont le beige et le marron. Sur la table où sont posées nos consommations, un chapeau. Le mien semble t’il. Jamais je n’aurais pensé posséder un chapeau.

Maintenant, ici. Dans la chambre que nous loue le propriétaire du magasin d’antiquités, aux côtés de Julia qui s’est assoupie, je repense à ce rêve et je me demande ce qu’il signifie. Après tout, il ne signifie probablement rien. Juste une vision de ce qui devrait être. Julia soupire dans son sommeil que je soupçonne profond car elle ne semble pas entendre une voix qui provient de la cour intérieure. Je me lève avec précaution et m’approche de la fenêtre grande ouverte. Je me poste dans un recoin et observe une femme en train d’étendre son linge, dans cette fin d’après midi au ciel sans nuages. Il s’agissait donc d’une prolétaire aux formes plus que généreuses qui chantonnait pour se donner du cœur à l’ouvrage. Rien d’extraordinaire en somme.

Je me suis alors retourné vers Julia et me suis demandé si elle verrait un jour les choses telles que je les voyais. Dans un monde où personne ne saurait ne pas nous jeter la pierre si notre amour interdit était découvert. Je sais que nous prenons tout tellement au sérieux mais comment pourrait il en être autrement ? Comment oublier et nous laisser aller alors que notre lutte est celle des aveugles épiés par les yeux de Big Brother. Comment pourrait-il en être autrement ?

Je me rends compte que je viens de parler à haute voix. Cette mauvaise habitude finira par me jouer un vilain tour. Je regarde les murs de la chambre. Je ne quitte pas des yeux Julia, si douce dans son sommeil, à des lieues de la dureté et du cynisme que l’écharpe qu’elle ceint autour de sa taille lui impose. Devrais-je un jour remercier Big Brother pour l’amour que me porte Julia ? Sans doute, merci B.B .

Je regarde Julia, je la dévore et j’essaye de me rappeler le nombre de fois où nous nous sommes allongés ici, effaçant comme par magie les chaînes qui nous asservissent, à toujours et à jamais. Aurons nous un enfant ? Non. Y aura t’il quelqu’un pour veiller sur nous, quelqu’un pour partager le souffle de notre vie ? Non. Parce que qu’en vertu de tout ce que nous avons vu, en vertu de tout ce que nous avons fait, nous sommes les morts.

Julia a les yeux grands ouverts, un bruit au dessus du lit l’a réveillé, comme un clic discret et pourtant mortel. Je le reconnais pour l’avoir déjà entendu chez O’Brien, c’est celui d’un télécran qui se met en marche. Un télécran qui bourdonne, qui respire à l’unisson de mes pensées les plus secrètes. J’arrache le tableau d’où semble venir le bruit et j’y découvre l’écran noir et froid de ce que je redoutais, un télécran. Merci B.B. Un télécran et aussitôt une voix qui semble sortir directement de ma tête, c’est celle de O’Brien et elle dit : Vous êtes les morts.
A mille lieues de là, je vois comment avec une violence inouïe les membres de la police secrète, harnachés derrière leurs impénétrables uniformes, nous sépare, Julia et moi, nous frappent, nous humilient jusqu’à ce que rien de tout cela ne me semble réel. Après tout, ne sommes nous pas morts ?

Au delà de la souffrance physique que je ne ressens même plus, une porte d’issue s’ouvre en moi, je me vois dans une pièce impersonnelle, assis, attaché à une chaise et O’Brien debout, tour à tour près de moi et ... o mon dieu.
Il me dit : « Winston, tu n’es qu’une feuille de papier qui t’étouffe la nuit venue. Ils m’ont dit de te cajoler et de te briser car mon fils nous te voulons à nos côtés, garde des illusions mais ne vas pas trop loin car nous instruisons les garçons modernes. Trompe ton engeance car tu danses là où les chiens se décomposent, chiant de l’ecstasy. Tu n’es qu’un allié de la légion à la recherche du Roi Vierge » et je réponds : Julia, je t’aime dans tes chaussures qui me soufflent « nique moi » et dans ta robe bon marché qui traîne derrière toi et habille toi poufiasse parce qu’ils sont déjà en marche. Ce à quoi O’Brien répond : « en vertu de tout ce que tu as vu, dit ou fait, tu es mort. »

Ma tête, ce qui en reste, explose, Julia, je ne sais pas, le sol valse sous mes pieds, j’implore pitié sans doute, ici ou ailleurs, dans cette pièce, où des liens bien réels me maintiennent à peu près droit et où O’Brien me parle encore et encore.
« - Winston ? - Oui, père. – Ecoute bien ce que j’ai à te dire, bientôt il sera trop tard pour toi et les tiens, ne vois tu pas que nous sommes les créatures écrabouillés du présent, enfermées dans la double séance de demain, le paradis est dans un coussin, son silence défie l’enfer. C’est un service ouvert 24/24h qui garantit de te faire parler. Et les rues sont pleines de journalistes décidés à se faire pendre et, et les légendaires rideaux entourent Bébé Banqueroute qui te suce dans ton sommeil. C’est le théâtre des financiers, mais compte les donc ! Ils sont quinze autour d’une table, blancs et dressés pour tuer. » Et je réponds, « Julia caresse toi car mes mains sont tordues, habille toi poufiasse parce que je les entends dans l’escalier. »

Et déjà je sais que je ne peux plus rien entendre, je sais que ce n’est pas la voix de O’Brien qui parle, je le sais car tout ce que j’ai pu voir, tout ce que j’ai pu dire et faire dans ma vie n’ont été qu’une seule et unique façon de dire : nous sommes les morts.


D'après David Bowie, d'après George Orwell