Musique à usage personnel Sound and Vision par David Bowie
Musique à usage personnel Sound and
Vision par David Bowie
Elle est
là, au milieu de la pièce. Les rideaux sont tirés. Elle est assise
en tailleur, appuyée sur deux coussins qui ont l’air confortables.
Elle est pieds nus. Elle a les traits tirés. Cela fait quelque temps
déjà que tout est fini, que tout est censé être fini. Cela n’en
finit pas de finir. Ce qui est dit et fait aujourd’hui n’efface
plus ce qui s’est dit et a été fait hier. Sa vie semble n’avoir
pas plus de sens qu’une porte qui s’ouvre et se referme sans
cesse poussée par un courant d'air capricieux.
Je sens
les émotions, celles que je ne connaîtrais plus, glisser lentement
de ses yeux vers ses seins. Elle se lève pour allumer une clope,
vaguement énervée de se trouver dans tous ses états, pour rien. Le
cendrier est propre. Elle l’a acheté à une brocante en même
temps qu’un ou deux bouquins, des recueils de poème. Elle ne lit
que des poèmes en ce moment. Deux ou trois bouffées sur la nicotine
puis l’immobilité totale. Elle sourie brièvement en pensant à un
épisode passé puis tremble de rage en pensant à demain. «Rage
against the dying of the light» dirait Dylan Thomas. Partout autour
d’elle, l’absence, l’absence de ce qui ne pouvait être. Cela
n’en finit pas de finir mais demain c’est fini.
Elle est
là les yeux grands ouverts, fixes, immensément belle; les yeux
perdus dans une reproduction de Rothko accrochée au mur bleu pâle.
Une couche de gris, une autre de marron, drôle de millefeuilles.
Elle se
lève à nouveau, pour la centième fois aujourd’hui, s’approche
de la stéréo et pose un disque sur la platine. Je parierais qu’elle
n'écoute que ce disque en ce moment. Je ne sais pas comment mais
soudain la musique exauce toutes ses prières. Elle dicte la marche à
suivre. Elle égrène les sentiments, un à un, le long et délicat
chapelet du désespoir. La musique a réponse à tout. Sur la
platine, le chien Victor court après son maître et elle commence
enfin à respirer. Elle se rend compte que depuis ce matin, ses
poumons étaient comprimés par je ne sais quel étau. Elle ouvre une
fenêtre, tire légèrement les rideaux. De la lumière rentre enfin
dans la pièce. Je remarque que les tonalités dominantes de la pièce
sont le bleu et le bleu pâle, pas seulement le mur, mais aussi le
sofa et la nappe sur la table. Un bleu électrique même.
A travers
la fenêtre, des bruits remontent de la rue. Pourtant la musique
s’approprie peu à peu la pièce.
La chanson
dit maintenant: «C’est une fille si seule, dans une pièce si
bleue, avec un cœur si tendrement fort que je n’hésiterai pas à
la serrer dans mes bras, si je n’étais pas certain de l’étouffer
ainsi.»
Son visage
semble concentré sur la musique et les paroles, la tête légèrement
penchée comme lorsque l’on prête toute son attention à une
personne que l’on apprécie. Une fois de plus, le répit est venu
là où elle ne l’attendait pas. Elle ne le sait pas encore mais la
vie a décidé pour elle. Une fois de trop peut être.
J’assiste,
entre larmes inexpliquées et joie douloureuse, à l’envol de ce
poids qu’elle traînait derrière elle. Quelque part au dessus de
sa solitude, la chanson continue à lui susurrer les mille vérités
que je n’ai jamais su énoncer.
J’ouvre
les yeux. Elle n’est plus là. La pièce est vide. Mais je la
devine encore quelque part au coin de mes yeux. Toujours à deux
doigts, à deux pas ou à mille lieues. C’est fait. Je regarde la
séparation étendue lascivement devant moi. Elle est bleue,
électrique, elle a un son et une image bien trop réelle pour que je
puisse la supporter.
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