dimanche, juin 10, 2012

Musique à usage personnel Sound and Vision par David Bowie

Musique à usage personnel Sound and Vision par David Bowie

Elle est là, au milieu de la pièce. Les rideaux sont tirés. Elle est assise en tailleur, appuyée sur deux coussins qui ont l’air confortables. Elle est pieds nus. Elle a les traits tirés. Cela fait quelque temps déjà que tout est fini, que tout est censé être fini. Cela n’en finit pas de finir. Ce qui est dit et fait aujourd’hui n’efface plus ce qui s’est dit et a été fait hier. Sa vie semble n’avoir pas plus de sens qu’une porte qui s’ouvre et se referme sans cesse poussée par un courant d'air capricieux.

Je sens les émotions, celles que je ne connaîtrais plus, glisser lentement de ses yeux vers ses seins. Elle se lève pour allumer une clope, vaguement énervée de se trouver dans tous ses états, pour rien. Le cendrier est propre. Elle l’a acheté à une brocante en même temps qu’un ou deux bouquins, des recueils de poème. Elle ne lit que des poèmes en ce moment. Deux ou trois bouffées sur la nicotine puis l’immobilité totale. Elle sourie brièvement en pensant à un épisode passé puis tremble de rage en pensant à demain. «Rage against the dying of the light» dirait Dylan Thomas. Partout autour d’elle, l’absence, l’absence de ce qui ne pouvait être. Cela n’en finit pas de finir mais demain c’est fini.
Elle est là les yeux grands ouverts, fixes, immensément belle; les yeux perdus dans une reproduction de Rothko accrochée au mur bleu pâle. Une couche de gris, une autre de marron, drôle de millefeuilles.
Elle se lève à nouveau, pour la centième fois aujourd’hui, s’approche de la stéréo et pose un disque sur la platine. Je parierais qu’elle n'écoute que ce disque en ce moment. Je ne sais pas comment mais soudain la musique exauce toutes ses prières. Elle dicte la marche à suivre. Elle égrène les sentiments, un à un, le long et délicat chapelet du désespoir. La musique a réponse à tout. Sur la platine, le chien Victor court après son maître et elle commence enfin à respirer. Elle se rend compte que depuis ce matin, ses poumons étaient comprimés par je ne sais quel étau. Elle ouvre une fenêtre, tire légèrement les rideaux. De la lumière rentre enfin dans la pièce. Je remarque que les tonalités dominantes de la pièce sont le bleu et le bleu pâle, pas seulement le mur, mais aussi le sofa et la nappe sur la table. Un bleu électrique même.

A travers la fenêtre, des bruits remontent de la rue. Pourtant la musique s’approprie peu à peu la pièce.

La chanson dit maintenant: «C’est une fille si seule, dans une pièce si bleue, avec un cœur si tendrement fort que je n’hésiterai pas à la serrer dans mes bras, si je n’étais pas certain de l’étouffer ainsi.»

Son visage semble concentré sur la musique et les paroles, la tête légèrement penchée comme lorsque l’on prête toute son attention à une personne que l’on apprécie. Une fois de plus, le répit est venu là où elle ne l’attendait pas. Elle ne le sait pas encore mais la vie a décidé pour elle. Une fois de trop peut être.

J’assiste, entre larmes inexpliquées et joie douloureuse, à l’envol de ce poids qu’elle traînait derrière elle. Quelque part au dessus de sa solitude, la chanson continue à lui susurrer les mille vérités que je n’ai jamais su énoncer.

J’ouvre les yeux. Elle n’est plus là. La pièce est vide. Mais je la devine encore quelque part au coin de mes yeux. Toujours à deux doigts, à deux pas ou à mille lieues. C’est fait. Je regarde la séparation étendue lascivement devant moi. Elle est bleue, électrique, elle a un son et une image bien trop réelle pour que je puisse la supporter.