mardi, mai 09, 2006

Always crashing in the same car

Très chère Jasamine,

Tu excuseras le procédé et tu pardonneras ma maladresse mais même si l’écrit n’est pas mon fort , je tiens avant tout à éviter le face à face, bête et brutal. D’où cette lettre. Déjà la première fois où je t’ai vue j’aurais pu sans mentir te dire comment tout cela allait finir. Après tout pas besoin d’être devin pour savoir qu’une fuite comme la mienne, aussi échevelée et passionnée soit elle, ne peut être que solitaire et surtout trouver sa fin comme ça : sur un autre accident.

Notre première rencontre, nous la devons aux couleurs de la nuit, un noir rouillé et usé et enfin un autre noir, celui du ciel. Car le noir est bien une couleur, n’est ce pas ?

Il faisait nuit, vraiment nuit, pas un de ces ciels étoilés qui font passer les lumières de la ville pour ce qu’elles sont vraiment, à savoir pas grand chose. Un ciel noir d’encre. Double encre noire. Et là dedans : moi. Je roulais depuis le matin et la fatigue plus un mauvais éclairage publique ont fait de nous ce que nous sommes : deux accidentés de la vie. Tu faisais marche arrière pour t’engager sur la voie principale et enfin rentrer chez toi. Deux choses que j’ignore encore complètement, d’où venais tu exactement et où habites tu ? De loin, j’aurais du entendre ne serait ce que la voix du Boss crachant un It’s hard to be a saint in the city de bon aloi. Merci Bruce, car sans toi nous serions lamentablement passé l’un à côté de l’autre, et surtout tu m’aurais entendu venir, freiner à temps et éviter la peine d’écrire cette missive.

Bien sûr je n’ai rien entendu, toi non plus. Trop concentré pour ma part à rester éveillé mais manque de chance le sommeil a été le plus fort. Pas de radio en état de marche dans ma vieille Cadillac noire. Il faut dire que le jour où je l’ai acheté elle montrait déjà de sérieux signes de faiblesse. Je me souviens parfaitement du gars qui me l’a vendu. Un certain Johnny, un type des plus antipathiques qui m’a fait froid dans le dos lorsque je lui ai demandé s’il avait des enfants. Il m’a juste dit qu’il voulait acheter une Cadillac d’un modèle plus récent. Pas commode le gars. Bref, la radio crachotait déjà et j’aurais du me douter que ses jours étaient comptés. La seule chose qui m’importait était que cette voiture fut une Cadillac noire. J’ai toujours eu des Cadillac noires. Par conséquent, pas de retransmission de matchs de baseball de la côte est. Rien. Seulement toi qui fait marche arrière à cinquante mètres de moi sans te douter que tu n’es pas prête de rentrer chez toi, pas ce jour là en tous cas.

Le feu de signalisation. J’allais oublier de le mentionner celui là. Pourtant il y était. Un beau feu, à n’en pas douter, suspendu au dessus de la route, juste avant un virage à gauche. Un feu bien seul que je ne remarque même pas. Comment pourrait il en être autrement ? J’ai légèrement fermé les yeux. Et toc. Ça y est. Je suis rentré dans ton aile droite . Pas violement heureusement sinon nous ne serions pas là. Ta voiture est déportée sur la droite. Bizarrement, ta radio continue de marcher. C’est maintenant un vieux titre qui passe avec pas mal de mandolines, une grosse voix de crooner par dessus et du pathos à la clef. Je me suis toujours surpris, et toi aussi durant nos deux semaines ensemble, à noter et retenir ce genre de détails insignifiants ; le principal m’échappant presque toujours. Tu sors de la voiture pas vraiment choquée par ce qui se passe, est ce que tu as fumé de l’herbe juste avant ? Je te regarde dans le rétroviseur et tu me plais déjà. Ma voiture n’a pas trop morflée. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que ce n’est pas là la pire des techniques que j’ai adopté pour aborder une fille le soir. Surtout aussi charmante !

Tu es belle, je ne t’apprends rien. Plutôt petite pour le goût de certains. Petite mais ... Des yeux noisettes, une queue de cheval naïve. Rien de spectaculaire, juste une petite robe rouge et je me sens déjà à moitié loup affamé. C’est parti, sans rien prévoir je sors déjà tout un baratin de circonstances dont je me souviens à peine. Le minimum syndical de la séduction (M.S.S.) comme diraient certains. Je parle technique de drague, statistiques d’accidents de la région lorsque l’on fait une marche arrière et mille et une absurdités dont moi seul ait le secret. Tu sembles loin d’être dupe mais tu t’accordes le loisir de sourire. Tu rigoles même lorsque cela devient nécessaire. Je suis enchanté. Malgré l’heure tardive, je propose un restau. Tu me dis que tu en connais un pas loin. Nous vérifions que nos véhicules respectifs roulent encore. C’est le cas. Let’s go ! Fébrilement, comme lorsque j’avais 17 ans, je tâche de me repeigner, tant bien que mal, dans l’image que renvoie de moi le rétroviseur. Je vérifie aussi l’aspect général de mes caleçons et je décide qu’ils devraient faire l’affaire.

Le restau promis est en fait un infâme routier dont les néons agressifs ne m’attirent que très rarement. Et pourtant tout est merveilleux. Je suis drôle et tu sembles l’apprécier. Ta sensualité discrète me rend tranquillement dingue. Nous voilà pratiquement sur orbite, synchro avec un Girl From Ipanema doucement disco, le genre de truc qui d’ordinaire me fait demander l’addition vite fait et qui aujourd’hui m’ammène à parler de Stan Getz et de Astrud Gilberto. Mon dieu, tu ne connais ni l’un ni l’autre ! Tu poses cependant les bonnes questions et sur ce sujet j’en connais un rayon. Tu te rends compte que je ne t’ai pas encore dit que ma profession de base est disquaire de jazz ? Et lorsque je te demande de me pincer pour vérifier que tout cela n’est pas un rêve, tu ne trouves pas autre chose à faire que de me lancer ton verre d’eau à la figure et d’éclater de rire face à ma mine défaite. Tu es aussi dingue que moi ! Tu as fini par m’avouer que tu ne travailles plus depuis trois mois. Avant ça tu étais au Service d’Immigration, traductrice pour les chicanos et les colombiens du coin. Je ne t’ai pas encore demander quel était ton prénom, Jasamine, où tu créchais et éventuellement si tu voulais coucher avec moi ce soir.

Je ne te pose aucune des questions que m’inspirent en général les schnecks esseulées. Je vis un rêve, un truc de chevalier servant et de princesse enchanteresse. Difficile d’assumer mais ce coup ci j’ai bien l’impression d’entendre battre très distinctement mon cœur. J’oublie et je m’oublie presque. Alors pourquoi je te parle quand même de mes accidents de voiture ? Je ne peux pas m’en empêcher et je sais que ça y est, le poison est dans la pomme. Mon père obsédé par sa vieille Cadillac noire, l’accident à 5 ans, ma mère qui en meure, mon père qui en pète les plombs, qui rafistole la bagnole, ne la conduit plus, la gare dans le jardin et y passe de plus en plus de temps jusqu’à péter les plombs. Orphelin et obsédé par les Cadillac noires, je n’ai pas trop le choix. Je n’ai jamais rien eu d’autre comme marque de bagnole. Tu écoutes. Tu souries gentiment quand bien même tout est joué d’avance.

Chère Jasamine, très très chère Jasamine, j’aurais aimé que notre séparation se passe autrement. Qu’elle nous apporte au moins autant que notre première rencontre. Ce n’est pas le cas, bien évidemment car entre temps, nous avons vécu, nous avons triché et il y a eu cette putain de bagnole, un autre accident. Deux semaines de routes et de motels, sans but déclaré si ce n’est être ensemble. J’appelerais ça un sursis. Le plus beau sursis qui m’est été donné de vivre. Deux semaines d’oubli, d’abandon des formes et des manières. Comment tu appelles ça ? Amour ? Je t’en prie. Cela n’a rien à voir. Je ne pourrais jamais aimer personne.

Tu sais qu’à chaque fois que je monte dans une voiture, c’est dans une Cadillac noire, modèle sport si possible. Tu sais aussi que je ne peux pas m’en empêcher. Que quand c’est moi qui prend le volant, c’est pour appuyer à fond sur l’accélérateur. Pourquoi ? Parce que la vitesse est mon langage. Parce que ce n’est qu’à la vitesse où les zébrures jaunes sur l’asphalte semblent me chuchoter une berceuse d’un autre siècle que je suis un et indivisible, en contact avec moi même, en direct, ici et maintenant. Dans la nuit qui m’accueille en son sein, je tète comme un malade parce que je ne sais pas faire autrement.

Fini de tricher. Tu m’as aimé comme personne et donc je te quitte. Nous y voilà. Hier au soir, un zig zag de trop, mon pied soudé au plancher, la vitesse limite dépassée depuis longtemps, mes yeux qui se ferment sur ton visage livide, tes lèvres crispées sur mon nom, un morceau de free jazz sur le nouvel autoradio et mes mains qui lâchent le volant. Ça y est, toujours le même accident, toujours dans la même voiture.

Je ne reprendrai pas la route avec toi. Je n’ai pas le courage de t’embrasser une dernière fois. Si tu ne te souviens pas de moi, pardonne moi. Je démarre.

Ce texte ci est très autobiographique, les accidents ça me connaît, les accidents émotionnels aussi d’ailleurs. Always crashing in the same car fait partie de ces fatalités qu’on ne sait reconnaître qu’une fois qu’il est trop tard. Les gens meurent, les gens pètent les plombs, les gens se trahissent mutuellement ou font semblant, les gens se séparent. Tout n’est pas encore écrit de façon définitive alors je réécris tout, tous les jours depuis deux semaines, depuis novembre 2001, depuis juillet 2001 et ainsi de suite jusqu’à 1988. Qu’est ce qui fait qu’on est encore en vie ? La vie devient une drogue dont on ne peut pas se passer. A Jasamine.



(juillet 2003) D'après David Bowie, Always crashing in the same car, album Low, 1977.